CHAPITRE VII
Au moins, les clients étaient satisfaits… Ils n’en finissaient pas de s’exclamer, de rire et d’accomplir des prouesses d’équilibre dans les caillasses blêmes et tranchantes qui formaient le coteau pentu et s’appuyait, comme une sorte de contrefort naturel, aux parois de roc verticales.
Lover fut sur le point de leur crier une nouvelle fois les conseils de prudence d’usage, mais il se tut et demeura assis sur sa roche, haussant une épaule, fatigué. Ils étaient lâchés en pleine nature et ils en étaient shaks, avec une seule idée en tête, une seule préoccupation : le fonctionnement de leur holicaméra, et l’angle de prise de vue original qui ferait sensation au cours des séances de projections souvenirs, quand ils seraient de retour sur Vataïr… Eh bien ! qu’ils s’amusent ! Qu’ils perdent l’équilibre et roulent dans ces pierres éclatées ! Qu’ils se cassent un membre… ils comprendraient…
Lover leva les yeux en direction des deux navettes immobilisées en contrebas sur cette vague plate-forme, cet écrasement dans la rocaille. Muck, le pilote unique de la navette 6, discutait calmement avec le Lohert.
Lover hocha la tête. Quelque chose n’allait pas, et il le savait… il le sentait. Quelque chose n’était pas normal dans cette situation. Pourtant, malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à définir clairement cette impression pesante. Il soupira encore et vit que Mog, son coéquipier, s’approchait. Sans ciller, il suivit sa marche difficile dans les pierres roulantes et, lorsque Mog fut près de lui, il remarqua dans un coup d’œil distrait son air grave et son front plissé, brillant de sueur.
Mog dit :
— On n’aurait pas dû s’arrêter. On n’avait pas à s’arrêter.
Un instant, Lover supporta son regard, puis il eut un mouvement irrité des épaules.
— On n’aurait pas dû, dit-il, mais on l’a fait.
— Et pourquoi ? grinça Mog. Il n’y avait pas quatre minutes que Joll nous avait contactés en nous recommandant bien de nous hâter. Il va être dans une de ces furies !… Pourquoi est-ce qu’on a fait ça ?
Pourquoi ? Et c’est bien de là que venait cette impression de malaise pesant… Oui, c’était bien de là.
— Je n’aime pas ça du tout, continua Mog. Joll nous a fait mille et une recommandations pour cette expédition. Ça doit être important… sacrément important. Et, justement, on se met à enfreindre les ordres, pour une espèce de…
Il s’interrompit, le temps d’un coup d’œil rapide en direction des navettes et du Lohert qui conversait toujours avec Muck. Il dit d’une voix sourde :
— C’est pour lui, toutes ces précautions, pour ce Lohert. J’en suis certain… Une expédition qui n’en est pas une, au vrai sens du terme, puisqu’on connaît déjà cette partie de la planète. Je te le dis, pour prendre autant de précautions…
Les yeux plissés, Lover dit :
— Il a quitté le banc des passagers, tranquille, souriant. Il s’est amené et il a dit : « Pourquoi ne pas nous poser pendant quelques minutes et nous dégourdir les jambes ? » Et moi j’allais dire que non, que c’était pas possible. J’allais dire que Joll était le chef et qu’il savait ce qu’il faisait quand il donnait des ordres… Et, au lieu de tout cela, qu’est-ce que j’ai dit : « D’accord, monsieur. Mais juste quelques minutes… »
— C’est pas normal, Lover. Moi, je te le dis… C’est pas normal et on va au-devant de je ne sais quelles complications. Il faut remonter à bord et reprendre la route ; si jamais on est trop en retard au point de jonction, Joll va piquer une de ces crises !… Et c’est comme ça qu’on va tous se retrouver sur un fameux rapport, je te le dis…
Une patte griffue et blême se tordit au creux du ventre de Lover. Pendant une fraction de seconde, il se sentit noyé dans une vague d’énergie formidable et parfaitement déterminé. Rien ni personne ne seraient de taille à le faire changer d’avis ! Il allait se lever, rappeler les clients, quitte à les bousculer un peu jusqu’à ce qu’ils soient tous remontés dans les navettes et continuer la progression au plus vite !
Et puis…
Lorsqu’il rouvrit les yeux, la bouffée de chaleur subite qui avait empli son cerveau achevait de s’estomper. Il était toujours assis sur sa roche et Mog s’éloignait. Le Lohert était là, debout, qui le regardait en souriant avec amabilité.
Il aurait dû être inquiet ; il en eut conscience. Au lieu de quoi, bizarrement, il ressentit une certaine chaleur intérieure. Comme un soulagement. Comme si la seule présence du Lohert résolvait tous ses problèmes.
— Qu’avez-vous ? questionna celui-ci d’une voix douce. Quelque chose qui ne va pas ?
— Je ne sais pas, sourit à son tour Lover. Comme une espèce de bouffée de fatigue. Mais ça va mieux… Nous avons bien fait de nous arrêter, je crois… Cette chaleur naturelle et l’air pur… c’est agréable.
— Vos efforts sont méritoires, dit le Lohert avec sollicitude. Je sais ce que vous avez… ne craignez rien.
— Ce que j’ai ?
Le Lohert sourit davantage encore, mais sans que cela ressemble à de la moquerie ou de la supériorité. C’était simplement amical et chaud.
— L’abus du skaïr… Oui, je sais. Ne me demandez pas comment, mais je tenais à connaître parfaitement l’équipe de chasse avant de faire partie moi-même de cette expédition. Vous avez abusé du skaïr et vous en souffrez. Vous souffrez surtout, présentement, de cette sobriété imposée durement par Joll. N’est-ce pas ?
Il ne donna pas à Lover le temps de répondre, continua très vite :
— Joll Matom est un bon chef et je ne nie pas ses compétences de Maître Chasseur. Les efforts qu’il fait pour conserver une équipe solide et capable sont également louables. Sur certains points, cependant, il se trompe. Par exemple, ce n’est pas en sevrant brutalement un drogué de plaisir qu’on le guérit. Au contraire : on l’offre sans défense aux pires assauts de son mental révolté. On le jette en pâture aux effets malsains du stress le plus violent qui soit. Il faut guérir lentement, progressivement, et avec l’aide de ce qui vous a rendu malade, précisément.
La bouche ouverte et l’œil rond, Lover avait écouté religieusement. Et c’était vrai qu’il se sentait malade, mal en point. Il n’avait pas, jusqu’alors, ressenti les effets du « sevrage » : c’était là brutalement, dans son corps et dans son esprit. Il dit :
— Les boîtiers-skaïrs que l’on nous a donnés sont préréglés sur un certain nombre de doses, et je ne vois pas comment je pourrais…
— Ne vous inquiétez pas, apaisa le Lohert. Je suis là pour vous aider. Comme tous les passagers, j’ai moi-même reçu un boîtier. Vous n’ignorez pas que ce genre d’appareil n’a pour moi aucune utilité. Le plaisir est en moi, inscrit dans les molécules d’A. D. N. qui composent mon « plan génétique ». Vous ne l’ignorez pas… Voulez-vous mon boîtier ?
Pendant une fraction de seconde – ou peut-être encore moins – Lover se demanda pourquoi le Lohert lui venait en aide de cette façon, comment il avait appris son problème, pourquoi les gens de la base et les ordino-comptables avaient compté le Lohert dans la distribution des boîtiers-skaïrs, pourquoi…
— Je veux bien, dit-il entre ses lèvres sèches. Je veux bien. Merci.
*
* *
« Vous croyez savoir, mais vous ignorez tout de moi… Et non seulement de moi, mais des Loherts en général…
« Nous sommes partout, dans la société vatayéenne. Partout, aux plus hauts échelons de cette société, dans tous les groupes administratifs et même, oui… et même parmi les membres du Conseil Gouvernemental. C’est fatal. C’est la logique même. Nous sommes parfaits, génétiquement parlant. Nos facultés sont sans commune mesure avec les vôtres… Et pourtant…
« Si vous saviez, si vous aviez conscience de nos possibilités… Non. Il ne faut surtout pas. Car alors la peur serait si grande en vous que vous ne sauriez réagir autrement que par la violence. Et ce serait la guerre, et cette guerre, ce serait le plus grand massacre que l’espace vivant ait jamais connu. Il ne faut pas que ce soit ainsi ; il ne faut pas que les différentes races de l’évolution vatayéenne se massacrent. Nous ne le voulons pas. Pas plus que nous ne voulons vous détruire, vous, en dépit de vos faiblesses. Comprenez-vous ? Vous êtes nos ancêtres vivants. Vous êtes le maillon de la chaîne, l’étape obligatoire de cette évolution qui aboutit à nous. Vous êtes nos pères.
« Pourquoi des massacres ? Pour plusieurs raisons, dont la principale est encore certainement ce respect que nous éprouvons pour vous. Et puis, sous un autre point de vue, les races intelligentes et non-vatayéennes de cet univers prendraient peur, elles aussi, et nous accuseraient de sentiments de domination tyrannique que nous n’avons pas. Et ce serait encore la guerre. Nous ne sommes pas de taille à supporter toutes ces guerres prévisibles ; nous ne les déclencherons pas. Donc, vous ne saurez rien de nos pouvoirs et de notre force.
« L’évolution continuera, normalement. Petit à petit, vous vous éteindrez, comme s’éteignent déjà les Luxifs. Si nous hâtons cette extinction, ce sera en douceur, sans heurt, et parce que c’est la loi naturelle.
« Et c’est pour cela que nous sommes partout, que nous supervisons tout. Sans heurt, je le répète. Vos institutions sont depuis longtemps pourries, quand bien même ressemblent-elles à ce qui se fait de mieux. Elles portent en elles les germes de leur terrible maladie et leur apparente perfection n’est qu’un masque grimaçant. Cette Compagnie de Diffusion des Plaisirs, si parfaite, si honorable, n’est-ce pas d’une tristesse indicible ? Cela mourra. Cela doit mourir pour le jour où la race vatayéenne intelligente sera en place. Ce n’est rien ; c’est un soupir dans le grand souffle qui balaiera l’univers pour le jour du renouveau. Mais le grand souffle sera fait de millions de soupirs de cette sorte.
« Oui, si vous saviez… Le langage parlé est une barrière que nous avons franchie. La douleur est supprimée, contrôlée psychiquement, ainsi que les diverses fonctions organiques de notre corps. La régénération physique est acquise. Sans l’aide de machines – sans aide aucune – nous sommes maintenant capables de donner naissance à notre descendance quand nous le voulons, autant de fois que cela est nécessaire. Et c’est simplement pour ne pas donner l’éveil que nous vous laissons jouer et vous reposer sur vos machines calculatrices et vos légions d’ordinos.
« Nous serons les derniers et les seuls. Nous serons l’achèvement parfait de la lignée et de l’évolution vatayéenne. Nous serons, nous sommes déjà, l’éternité.
« Si vous saviez… Si vous saviez combien, dans nos efforts pour vous effacer un jour de la Vie, si vous saviez combien nous vous aimons. Et combien nous vous sommes reconnaissants d’avoir participé de toutes vos forces à cette perfection que nous sommes… »
*
* *
Le Lohert eut un geste vague de la main. Il avait l’air profondément ennuyé et ne savait visiblement que faire pour prouver sa bonne foi. Il dit encore :
— Je vous assure, je ne sais pas comment cela a pu se produire. Je suis venu ici et nous avons conversé pendant un moment. Nous avons parlé de cette planète, du paysage. Et puis je l’ai quitté.
Mog et Muck échangèrent un coup d’œil. Leurs regards glissèrent sur le groupe compact des clients avant de se poser de nouveau sur le corps de Lover, étendu au sol dans les pierres. Le visage de Lover était pâle, les traits tirés. C’était Muck qui l’avait découvert et il s’était précipité, avait arraché le fil-contact qui reliait le boîtier-skaïr à l’électrode implantée dans le crâne du chasseur-pilote.
— Par l’Espace, murmura une fois encore Muck. Je l’ai trouvé là, raide comme une bûche. Il avait réglé le déchargeur en plein : le boîtier est quasiment vide. J’en ai déjà vu qui ne se sont jamais réveillés, à ce régime-là.
— Je ne comprends pas, dit encore le Lohert. Il a dû profiter de notre conversation pour me subtiliser mon boîtier. Je ne me suis aperçu de rien. C’est tellement grave ?
Mog haussa une épaule et fit un effort pour demeurer aimable. Il dit :
— Pour vous, non. Je ne comprends d’ailleurs pas comment il se fait qu’on vous ait distribué un B. -S., à vous. C’est une fameuse imbécillité de la part des ordinos. Vous auriez dû le signaler, monsieur.
— J’avoue n’y avoir pas accordé d’importance. Je m’en excuse. J’ai été surpris, bien entendu, mais…
— C’est moi qui vous prie d’accepter mes excuses, dit Mog avec un pauvre sourire. Je suis énervé, et puis… bien entendu, ce n’est pas votre faute.
— Pourquoi m’a-t-il volé ? s’enquit le Lohert en balayant les excuses d’un geste de la main. N’avait-il pas, lui, son boîtier personnel ?
Mog acquiesça :
— Il l’avait, mais préalablement programmé sur un certain nombre de doses, comme tous. Seulement, Lover avait besoin de beaucoup plus… de beaucoup plus.
Les clients échangèrent des regards ébahis, et un murmure réprobateur roula dans leurs rangs. L’un d’entre eux, haussant la voix, lança :
— Un malade ? Pourtant, la Compagnie garantit l’excellente tenue et la parfaite santé des Chasseurs. C’est une garantie formelle ! Comment pourrions-nous nous en remettre à des individus qui ne seraient pas en parfaite condition physique et psychique ?
Mog grimaça. Il sentit venir l’orage à une allure record, maudit Lover et les ordinos imbéciles qui avaient distribué ce B. S. supplémentaire. Il imagina en un éclair la réaction de Joll, quand celui-ci saurait, et grimaça de nouveau.
Avant qu’il ouvre la bouche pour une tentative d’apaisement – et ne sachant trop, en vérité, ce qu’il allait pouvoir raconter – le Lohert s’adressa aux autres clients :
— Voyons, les amis. Ne prenons pas cet incident au tragique et n’en faisons pas gratuitement une catastrophe. Le pilote n’a pas volé pour faire du mal et ce vol n’a causé préjudice à personne. Oublions. La meilleure chose à faire est de transporter cet individu dans sa navette. Nous allons tous remonter à bord de nos véhicules respectifs et reprendre la route au plus vite, afin de rejoindre l’équipe dans les meilleurs délais. Nous aviserons ensuite et il se peut que le pilote soit revenu à lui entre-temps. Je suis même d’avis de ne pas parler de cet incident au Maître Chasseur… Cela pourrait avoir des conséquences disons, regrettables, pour la suite de la chasse. Ne croyez-vous pas ?
Et ils furent d’accord. Ils étaient prêts, l’instant d’avant, à élever en chœur de violentes protestations ; ils étaient prêts à gonfler l’incident, à déposer à leur retour sur Vataïr une plainte en bonne et due forme… La culpabilité reconnue de la Compagnie n’était-elle pas à même de leur valoir une substantielle prime d’indemnité ? Et le Lohert avait prononcé quelques phrases… Et ils avaient oublié leur colère, ils étaient ralliés à la magnanimité exemplaire de ce Vatayéen aux gestes gracieux, à la longue chevelure noire et au doux regard. Pas même étonnés de ce revirement spectaculaire…
Mog et le Lohert transportèrent le corps inanimé du Chasseur pilote dans la navette n° 5. Le deuxième client de cette navette monta avec eux, tandis que Muck et ses trois clients prenaient place dans la navette 6. Les portières des habitacles glissèrent.
— Voilà ! soupira Mog en s’asseyant à son poste. Je vous remercie pour votre aide, monsieur. C’est aimable de votre part et je crois que, effectivement, vous avez su nous éviter bon nombre de complications.
Debout à son côté dans le poste de pilotage, le Lohert ne répondit point. Dans l’habitacle panoramique des passagers, le client penché sur Lover essayait – mais sans succès apparent – de réveiller celui-ci.
— Prenez place sur un siège, monsieur, dit Mog. C’est préférable pour le décollage.
Le Lohert obéit. D’après son visage fermé, pourtant, on aurait pu croire qu’il n’avait même pas entendu le conseil. Son regard coulait à l’extérieur, glissait sur la pente caillouteuse pour se poser sur la navette 6, à une centaine de pas en contrebas.
Mog s’assura, par un rapide contact radio, que Muck et ses clients étaient prêts dans la navette 6, puis il enclencha l’élévateur.
Le petit véhicule d’exploration planétaire se décolla du sol. A une ou deux secondes d’intervalle, la 6 fit de même.
Et, brutalement, tout se brouilla dans la tête de Mog. Ce fut rouge, éclaté en mille couleurs, zébré d’éclairs violents. A peine une seconde, mais suffisamment pour prendre conscience du fait qu’il tombait.
Il tomba. Comme une masse, le nez en avant. Son front cogna rudement le tableau de bord ; sa main raidie se crispa, se noua, pour finalement glisser et pendre comme une chose morte, libérant le bouton-poussoir de l’élévateur.
Il y eut une grande secousse, un choc violent lorsque la navette retomba sur le sol. Tout de suite, elle bascula, se coucha sur le flanc, roula. Dans ce laps de temps très court, les cris du client affolé emplirent l’habitacle mêlés aux chocs et à la chanson criarde de métal rabotant la pierre. Tous furent projetés en tous sens – Le Lohert également – dans cet univers en bascule.
Quelques secondes plus tard, la navette folle percutait de plein fouet la seconde. Des pierres giclèrent tandis que le métal criait.
… Et les deux véhicules roulèrent, roulèrent encore, roulèrent tout au long de la pente sur plusieurs centaines de mètres dans une danse affolante et heurtée. Et puis, ils s’écrasèrent l’un après l’autre – la 6 d’abord, puis la 5 – dans le lit à demi desséché d’un maigre cours d’eau. L’écho de la dégringolade roula encore un certain temps, palpitant d’une muraille à l’autre, puis il se tut et ce fut, sur le visage grimaçant du désastre, le silence.
*
* *
— Arrête-toi ! souffla Joll.
Tov leva vers lui un regard écarquillé.
Joll était pâle, les traits tirés. Il avait la tête de quelqu’un qui vient de recevoir un grand coup sur le crâne.
— Qu’est-ce que…
— Attends ! Tais-toi…
Tov se tut, reporta son attention droit devant et put ainsi éviter de justesse la collision avec un bouquet de gros sapins.
Des tics nerveux coururent sur les joues de Joll. (« Il se passe quelque chose, j’en suis certain. Quelque chose… je sais, je le sens. Je sais que c’est Lover, là-bas… Pourquoi l’ai-je laissé seul ? Ce n’est pas possible… Il faut que je le contacte. Discrètement. Rapidement. Il le faut… Je sais qu’il s’est passé quelque chose. Pourquoi m’a-t-il dit que son trajet serait plus long, à cause des montagnes ? Ça ne tient pas debout. Le fait d’une navette ne représente pas plus de difficulté qu’un trajet dans une vallée, ou à l’intérieur d’une forêt. Il faut que je… »)
— Où est-ce que je m’arrête, chef ?
— T’arrêter ? dit Joll. Pourquoi ?
Il regarda Tov et lui trouva un air bizarre.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-il. Ça ne va pas ?… On est encore loin du point de jonction, non ?
Tov ne répondit pas, mais pendant une seconde, sa bouche s’agrandit démesurément.
— Ça ne va pas ? répéta Joll, sincèrement inquiet.
L’expression ébahie qui creusait le visage de Tov disparut en un rien de temps. Il réagit exactement comme s’il n’avait pas entendu la question de Joll et ce dernier fit comme s’il n’avait jamais posé cette question.
Dans l’habitacle, les clients continuaient fortissimo leur concert d’exclamations émerveillées.
— D’après vous, chef, demanda Tov au bout d’un certain temps, comment se présente ce safari ?
Joll sourit.
— Le mieux du monde, l’ami. Le mieux du monde… Les clients sont apparemment satisfaits, les conditions climatiques et météorologiques optimales… On trouve des sierks.
— C’est vrai, dit Tov. Ça se présente bien.
— C’est vrai, acquiesça Joll.
(« Juste un petit truc, si l’on peut dire… Il y a Lover, lâché la bride sur le cou. Les Dieux de l’Espace veillent qu’il ne fasse pas de conneries… Comment ai-je pu le laisser sans surveillance, avec ce sacré Lohert… Comment ? »)
*
* *
L’inconscience totale avait duré fort peu de temps, il en était certain. Suffisamment pourtant pour que la surveillance de principe qu’il exerçait sur le Maître Chasseur soit coupée. Mais ce n’était pas grave, pas sérieux. Il reprit immédiatement cette surveillance. Négligemment. Juste de quoi ne pas contrarier ses projets immédiats. Après, quand il en serait arrivé au point exact souhaité, il laisserait tomber ce jeu, abandonnerait ce Matom Y. X. aux affres de la colère et de l’inquiétude et il pourrait bien faire ce que bon lui semblerait.
En vérité, l’incident avait eu lieu. C’était déjà suffisant pour porter un grand coup au prestige de la C. D. P., pour abattre la renommée universelle de son Chasseur vedette. Mais pas suffisant, encore, pour causer le démantèlement de cette Compagnie et interdire les safaris (cette source inépuisable, et d’avenir, de plaisir pour les Vatayéens…) en taxant cette pratique de tous les inconvénients possibles et imaginables.
*
* *
(« Nous pourrions, mentalement, vous forcer au suicide, vous influencer de telle ou telle façon et vous faire croire que vous seule avez eu les idées qui vous mèneraient à votre perte à brève échéance. Nous le pourrions… Mais ce serait une mauvaise tactique et certains parmi les peuples intelligents des Univers Connus sauraient flairer le subterfuge. Ce serait dangereux… Et puis, nous vous aimons. Votre disparition est inévitable. Elle se fera, et elle paraîtra normale, causée par des agents politiques, économiques, sociaux, que sais-je… des agents « ordinaires »… Cela sera comme cela doit être. Comme nous le voulons, aussi, dans la direction que nous avons choisie, et sans que l’on puisse jamais nous accuser d’avoir tenu les rênes d’un quelconque ethnocide… »)
Son corps n’avait pas souffert sérieusement de la catastrophe. Quelques contusions, simplement, dont il sut facilement annihiler la douleur. Il se redressa.
Le choc – un des nombreux chocs – avait brisé en mille éclats l’habitacle, projeté le Lohert au-dehors. Il fit quelques pas dans l’herbe tendre, s’approchant du ruisseau. Trois petits arbres, sur la rive, avaient été sectionnés tout net par la chute des véhicules. Un moment, le Lohert considéra d’un œil froid les carcasses tordues, éclatées. Un corps inerte, ensanglanté, dépassait de cet amas de ferraille ; il crut reconnaître Muck, le Chasseur-pilote de la navette 6.
A l’instant même où il s’apprêtait à descendre dans le lit sec du torrent, une voix, derrière lui, le fit sursauter.
— Par les Dieux de l’Espace, vous n’avez rien…
Mog s’approchait, titubant. Il avait dû être éjecté, lui aussi. Cette chance lui valait d’être en vie. Son visage était barré d’une longue estafilade et l’embout de l’électrode implanté dans son crâne avait été arraché. La manche gauche de sa combinaison, en lambeaux, pendait sur son bras nu.
Il s’arrêta à côté du Lohert, et lui aussi regarda les véhicules enchevêtrés, hochant la tête. Apparemment sonné, il murmura :
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que c’était ?…
— Je ne saurais vous le dire, répondit le Lohert. Vous avez eu une sorte de malaise, je crois.
— C’est pas possible, dit Mog, atterré. Pas possible…
Il passa une main sur son front et la retira pleine de sang. Cette vision le fit pâlir davantage encore.
— Allons, remettez-vous ! pressa le Lohert. Nous devons nous assurer de l’état des navettes, voir si d’autres ont survécu… Je doute que les appareils d’intercom soient encore en état de fonctionner… Venez.
Comme un automate, Mog suivit le Lohert. Et, comme l’avait suggéré ce dernier, ils inspectèrent les épaves tordues… pour n’y trouver que des cadavres. Quant à l’intercom, il était bel et bien en bouillie. Irréparable.
— C’est affreux, geignit Mog. La première fois qu’une telle chose arrive ! La première fois…
— Vous avez votre foudroyeur ? demanda le Lohert.
— Ou… oui.
— Et j’ai le mien. J’ai également un arbac, en bon état visiblement. Nous allons devoir marcher, Mog.
— Marcher ?
— Oui. Lorsque Joll et les autres s’apercevront qu’ils ne peuvent plus entrer en contact avec nous, ils se douteront que quelque chose de grave est arrivé. Ils connaissent la route que nous devions suivre et ils reviendront dans cette direction. Mais les navettes ont roulé au flanc de la montagne, jusque dans ce val. Et du ciel, elles sont invisibles.
— Il y a, dit Mog, les détecteurs neuroniques… Ils pourront nous repérer.
— C’est très aléatoire. Les détecteurs, d’après ce que j’en sais, sont adaptés à la fréquence émise par les sierks ; ce sont des détecteurs de chasse. On peut toujours, bien sûr, leur donner une certaine marge d’investigation, mais malgré cela, ils seront surtout attirés vers les émissions des sierks, ce qui risque d’entraîner nos sauveteurs sur un nombre incroyable de fausses pistes.
Mog avait écouté, les yeux ronds. Il renifla, essuya son front une nouvelle fois. Il dit :
— Qu’est-ce que nous pouvons faire ?
— Une seule chose : marcher, quitter ce val et nous diriger suivant l’axe des recherches qui seront, je l’espère, entreprises. Et nous faire voir, nous porter en terrain nu, sur le flanc de la montagne. Attirer leur attention par tous les moyens possibles. C’est la seule solution.
Mog acquiesça lentement. Il continuait de fixer les épaves, hochant la tête de gauche à droite.
— Venez, dit le Lohert en l’entraînant. Nous n’avons pas de temps à perdre. D’ici cinq à six heures, la nuit tombera.
Mog hocha encore la tête. Il murmura :
— La première fois… La première fois qu’une catastrophe pareille arrive…
(« Je sais… Je sais… Mais c’est aussi la première fois qu’un Lohert se trouve parmi les clients d’un safari, non ? Tu ne feras pas le rapprochement, bien entendu. Je ne le veux pas… Et puis, après tout, même si tu le faisais… Cela a si peu d’importance… »)